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CARNETS

DU NÉPAL

Nous nous sommes finalement hissés, au-delà de nos forces, sur le haut plateau.

Éditions Publie.net

Collection : La Machine ronde

ISBN numérique : 978-2-81450-151-5

*Disponible en numérique seulement

RÉSUMÉ

Quand tous les anciens attachements vacillent et s’écroulent, quand les liens cèdent, quand le dehors est devenu peine perdue, ne reste plus qu’à s’éprouver de cette autre peine, toute intérieure, qui ne dépend que de soi, ne fait jamais défaut. Écrire est cette fatigue.

C’est ce que j’aurai appris au Népal, moins en voyageant qu’en écrivant. Mais il fallait pour cela l’espace mental du voyage : la marche, les fatigues là-bas du corps, la maladie, les rages, les aperçus de l’extrême dénuement, la beauté aussi des visages, la majesté des montagnes. Et le sentiment parfois, libérateur, d’avoir disparu, d’être mort à ce qu’on a quitté.

EXTRAIT COURT

 

Je viens d’Occident et je porte sur moi la fatigue lourde des avions, des camions, des grosses maisons. Là où je vais, j’engendre l’étagement des bâtiments, le dynamitage des montagnes, l’électrification des villages. Partout, je retrouve cette nuit que je connais bien : le ronronnement des moteurs, le ronflement des hôtels, le mâchonnement de l’anglais. Comment pourrais-je encore croire le dehors séparé de moi ? Mon sommeil gagne peu à peu le pays. On sent là un glissement, on voudrait en prendre acte.

EXTRAIT LONG

 

Écriture glissant doucement sur la pente de l’endormissement. 
Conscience de l’écriture en cours de sa propre tension. 
Cette conscience nouvelle menace-t-elle d’en interrompre la marche, d’en briser le fil ? Crainte de l’excès de volonté, de pensée – de vigilance.
Le danger, c’est de se réveiller. D’abord on avance dans le noir comme un somnambule. On ne sait pas où l’on va, et c’est très bien ainsi. Puis soudain on s’arrête. On regarde derrière. On prend alors conscience de soi marchant, dormant. C’est à ce moment qu’on risque le plus de trébucher hors du sommeil. Comme dans ces rêves où l’on se dit : je suis en train de rêver – cette conscience enclenche un processus d’éveil contre lequel on ne peut consciemment se défendre.
Peut-être est-ce inévitable. On doit bien se réveiller si l’on veut se rendormir. Le corps en tombée a des sursauts qui rattrapent la conscience à la peau de l’éveil pour l’enfoncer dans les profondeurs du sommeil, comme un poisson gobant une mouche à la surface de l’eau avant de replonger. 
J’ai pris conscience de ma propre somnolence. Si je lutte consciemment contre cette conscience, c’est l’éveil à coup sûr. Je dois me laisser aller à la conscience comme à la somnolence, à la conscience comme somnolence, à la conscience-somnolence.
Écrire aux moments de fatigue. Écrire dans les bus, les cars, les avions. Écrire dans les aéroports, quand on a dormi deux ou trois heures sur des banquettes sous narcotique. Écrire surtout dans les chambres d’hôtel, les chambres d’auberge, aux seuils du jour et de la nuit. Écrire en somnolant.
Mais ce soir, je n’ai pas sommeil.

 

***
 

Chambre encore. Pareille aux deux précédentes. Même dispositif, mais qui endigue un réel différent : dehors, ce n’est plus Katmandou, c’est Pokhara.
La nuit dernière, je n’ai presque pas dormi. Je savais la ville au-dehors, envasée dans la nuit. Jusqu’à la première détonation du jour, répercutée dans la vallée. À six heures, je me levais avec le bruit des premiers moteurs à explosion. À sept heures, je marchais dans les rues déjà grouillantes de Katmandou. À sept heures trente, le car où j’avais pris place démarrait, emportant sur les routes la rumeur-moteur de la ville.
À l’instant me parviennent les chants, les klaxons du nouvel an népalais. Rien pourtant n’annonçait la fête. La ville aujourd’hui traversée dans le plus grand calme. Les habitants, les femmes surtout, étaient charmants, souriants. Était-ce le nouvel an qui rendait les filles et les femmes si gaies ?
Je n’entends déjà plus les chants, les klaxons : ai-je rêvé ? Je suis si épuisé après cette nuit d’insomnie et cette journée de transport : il se pourrait que j’hallucine.
Désir de me rendormir enfin. Et écrire, si le mot est juste.

 

***
 

Écrire maintenant pour me tenir éveillé. Dans une petite cahute gurung sur pilotis, au plancher de boue, aux murs de planches espacées. Le rez-de-chaussée sert d’étable à quelques vaches : des beuglements montent à travers le plancher. Une grêle violente s’abat bruyamment sur le toit de tôle. Tombent non pas vraiment des grêlons, mais de gros morceaux de glace. Collé au mur qui reçoit l’orage de plein fouet, mon lit est assailli de pluie et de glace. 
J’ai peut-être déployé aujourd’hui l’effort physique de ma vie. Au deuxième jour de la randonnée, M. et moi avons décidé de bifurquer du sentier principal. Nous nous sommes perdus de village en village. Nous nous sommes engagés sans le savoir dans une sente attaquant la montagne de front, par un versant exposé au plein soleil de midi. Nous avons frôlé le coup de chaleur. Nos jambes n’en pouvaient plus de porter le poids de nos sacs et de nos corps. Nous nous sommes finalement hissés, au-delà de nos forces, sur le haut plateau. Puis, après encore deux ou trois heures d’une marche moins harassante, nous avons enfin atteint le village de Siurung.
Mes paupières tombent. Quand je rouvre les yeux, je suis presque surpris par l’éclat de ma lampe torche frontale. Plus de glace maintenant, mais une simple pluie qui tambourine sur le toit. Derrière mon dos, le tonnerre gronde. Mais la glace est revenue ; elle entrecoupe la pluie en se brisant sur la tôle. J’ai les jambes endolories, la nuque qui chauffe. La grêle a repris de plus belle. Des gouttes d’eau filtrent par la tôle percée, me mouillent les jambes et le dos. 
Il est cinq ou six heures du soir. Dans les maisons, on doit parler, cuisiner. Je n’entends rien que la grêle sur la tôle. Que le bruit du ciel s’épuisant comme mon corps sur les montagnes de l’Himalaya.

 

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