La grande machine blanche apparaît au carrefour
#PhnomPenh, #Cambodge, 5 janvier 2020
Devant l’aéroport de Phnom Penh le soir tapisse les boulevards, découpe l’angle des immeubles sur le ciel corné. Des femmes voyagent dans des bulles fluorescentes, intérieurs néon des tuk-tuk nolisés. Les phares des camions et des chars éblouissent mieux que des soleils.
Puis la grande machine blanche apparaît au carrefour : plus haute que les autos, les scooters, les remorques et les motos, plus forte que le petit peuple de la route. C’est un tramway; il s’arrête. Un garçon à casquette pousse un marchepied : pas moins de quatre degrés pour grimper dans l’habitacle. Intérieur moderne, quartettes de sièges, téléviseurs suspendus, vitrage panoramique, climatiseur à plein régime. Il fait froid comme dans un frigo, comme pour mieux nous préserver.
Le klaxon retentit et tout cela s’ébranle. On glisse au-dessus des boulevards, dans la grosse bête d’acier. Il n’y a personne d’autre dans le tram qu’un Russo-Italien aussi surpris que nous. Dans cette bulle de froid et de confort gris, derrière les fenêtres qui transforment la ville en spectacle, on se sent séparé du monde, on se fait observateur, comme l’équipage du Nautilus, ou mieux encore, comme les occupants de La maison à vapeur. On est monté dans l’éléphant, et il barrit. Le jeune chauffeur n’arrête pas de klaxonner, pour effrayer toute cette vie qui grouille au-devant : les tricycles, les chiens de rue, les enfants qui zigzaguent sur les voies. On traverse un marché, éléphant dans un magasin de porcelaine. Les étals si serrés, si près des voies : on les renversera, c’est sûr – mais non, on les frôle seulement. Les gens connaissent l’éléphant, savent au cheveu près où il posera les pieds.
On s'enfonce dans une zone touffue, espèce de jungle urbaine, puis le tramway fend un bidonville. Les devantures s’ouvrent, le quatrième mur tombe. On a l’impression de passer au milieu des cuisines, des salons. Successions d’intérieurs éclairés, beaux comme dans un film. Une famille nombreuse est en train de manger à table. Un homme torse nu respire l’air du soir. Une jeune fille se maquille devant un grand miroir. Ignorent-ils que dans le grand éléphant blanc, des yeux glacés les épient en clignant?
À l’horizon les buildings se lèvent; bientôt on entrera dans le centre-ville. Des néons verts et roses tracent les linéaments des vieilles tours de bureaux. Et le ciel, sali de lumière, rabat sa paupière sur la nuit qui vient.