Sous leur corps carapace sont trois petites pattes coussinées
#PhnomPenh, #Cambodge, 7 janvier 2020 Dans la nuit sale et moite de la ville qui vit, de la ville qui patauge de la ville qui rit – et même si on la trafique et même si on la vend, Phnom Penh se donne plus dignement, peut-être, que se donne l’argent –, au milieu des quartiers qui invitent les dollars, qui huilent le passage à tous les appétits, à tous les fantasmes les désirs petits, au comptoir d’un débit ouvert sur la rue, on descend des chopes de fût à soixante-quinze cents. Des hommes vieux s’assoient sur le mobilier sans goût, encerclent la barmaid, ses glacières, ses potions, bouclent la quadrature de ce bar de la rue 51. Des femmes fument à l’écart en attendant, d’autres sont déjà aux flancs des clients. Tantôt jeunes, tantôt sans âge – pas si vieilles sans doute, mais tellement marquées. Il y en a une très maigre, peau cendrée de tabac, qui nous fait du charme de l’autre côté du comptoir – ses sourires tournent à la grimace, elle tire la langue, reprend une bouffée sèche. Les hommes ont des mines diverses, ventre gras ou ligne raide, touffes de cheveux éparpillées sur la tête, nez gonflé par l’alcool ou par l’âge. Un vieux rapplique qui a la tête bloquée, le menton verrouillé sur la poitrine, par on ne sait quelle infirmité. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir du fun : il va d’une table à l’autre, étire de longs sourires, s'amuse à jeter des yeux exorbités sur ses amis du bar. Une autre personne arrive, au sexe incertain. Casquette retournée, voix de pomme d'Adam, manières mâles, gros seins de femme dessinés sous le t-shirt – un cancer des figues, peut-être, lui aura fait pousser des mamelles. Une très jeune femme revient des toilettes. Visage encore doux, cheveu lisse, elle porte un t-shirt de bazar qui dit : We should all be feminists... Elle s’assoit à côté d’un homme sec, un sexagénaire au visage tiré, trop sérieux, marqué par une vie raide ou des pensées mauvaises – le genre qui n’a pas ri depuis le siècle dernier. Bientôt ils quittent le bar ensemble, la jeune et le sec, couple mal assorti, pour une passe dans un hôtel défraîchi. Peau soyeuse frottée contre le rêche, contre l’odeur de clope et l’haleine de fond de tonne. Une enfant reste longtemps à côté de nous, qui veut nous vendre une rose, et ça nous rend triste. Un nain claudique à travers le bar en tendant la main au ciel pour demander l'aumône. Une vingtenaire vient nous travailler, qui s’appelle Seangly : short de jean sexy, espadrilles blanches et faux cheveux gamins. Elle croque dans une grosse pomme, commande un banana shake, nous tire les oreilles, n’arrête pas de papoter. Elle parle de son ex, de ses blessures, des relations (toujours et seulement des relations : c'est toute sa vie). À dix-sept ans I sold my original – c’est ainsi qu’elle appelle sa virginité : my original – pour 1500 dollars, à un homme de 35 ans. Et puis I became taxi girl – c’est ainsi qu’elle nomme son métier : taxi girl. Si elle n’avait pas vendu son original, elle aurait pu épouser quelqu'un, rêve-t-elle, en poussant un petit cri en forme de soupir. Elle parle, elle parle, Seangly, du dedans vers le dehors, comme parlent celles qui en ont trop pris. Autour de nous, les femmes fument leurs cigarettes, les vieux lampent leur bière fade. Dans une chambre d’hôtel tout près, l’homme rêche jouit dans la femme jeune. Le long du trottoir, les tuk-tuk attendent sans bouger, comme des coquerelles dans le noir. Sous leur corps carapace sont trois petites pattes coussinées.