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Une petite fille arrive avec ses deux bambins

Entre Kratie et Banlung, #Cambodge, 14 janvier 2020 Quelque part sur la route entre Kratie et Banlung, au bord de l’asphalte plombé de soleil, près des champs roussis et brûlés, dans une station-service comme il y en a tant – avec son enseigne à goutte de pétrole –, dans la poussière et l’odeur forte des carburants, une petite fille arrive avec ses deux bambins. On a fait le plein déjà : le réservoir est gros de Regular 92. Le scooter refroidit près des pompes. On a pris un coke dans le frigo, et accoudé à une espèce de comptoir, on le siphonne lentement. On a mal aux fesses de trop de chevauchement, alors on est content de rester debout, à boire du pétillant en regardant la route, les pompes, la petite fille aux bambins – qui vient. Elle a peut-être sept ans, et porte dans ses bras son plus jeune frère, quand même très potelé et très lourd pour elle. De l’autre main elle tient celle du plus vieux, celui qui sait marcher et doit avoir trois ou quatre ans. Elle porte des vêtements très simples – t-shirt de bazar, treillis des pauvres –, et ses frères sont en tenue d'Adam (ils n’ont pas encore atteint l’âge des vêtements). On voit qu’ils vont tout le jour nus comme des vers : leur peau est uniment brunie sur l’ensemble de leur corps. Elle est venue acheter quelque grignotine, la petite mère malgré elle. Sans doute, elle garde ses frères tout le jour durant, tandis que ses parents travaillent. La station-service, c’est un peu le dépanneur du coin, même s’il n’y a pas grand-chose : un frigo, quelques étagères de chips, d’arachides, de friandises, tout cela au-dehors sous la marquise des pompes. Elle est surprise de voir un farang à la station, ça l’amuse visiblement. Quand elle passe devant nous, elle nous réjouit d'un sourire si plein. Ça fait sa journée, peut-être; ça fait notre année, peut-être. Les bambins ont toujours les yeux ronds et la lèvre coulante : ils n’ont pas encore l’âge de la gêne qui fait sourire. La petite fille sort un sachet de plastique de sa poche; dedans sont des riels fripés, somme dérisoire confiée par sa mère ou son père, pour cela justement : acheter une petite gâterie, une croustille à dix cents, pour égayer l’après-midi. Elle tend un billet au proprio, fourre le sachet de plastique dans sa poche, reprend la main de son frère qui marche, et repart avec sa croustille – non sans nous zieuter une dernière fois, et nous sourire encore, de gêne et peut-être de joie. À mesure qu’on la voit s’éloigner, la petite fille, la grande sœur courage, avec ses deux bambins, on est rempli de regrets de ne rien lui avoir donné. Pas un billet, pas un dollar, pas un coca. Rien. Rien qu’un sourire, contre son sourire. Comme si c’était assez. Comme si c’était juste. Et s’il fallait qu’écrire ce moment soit lui prendre encore plus, quand on ne veut rien tant que lui redonner. À même hauteur qu’une ville, une foule, une rivière, une nuit ou un paysage : ce petit bout d’humanité.

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