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Dans cette ville-batteuse qui désunit les grains

#Bangkok, #Thaïlande, 20 mars 2020


Dans la mégapole avancent les hordes granuleuses, millions de personnes gardées les unes contre les autres, séparées par la réserve et par la peur, dans cette ville-batteuse qui désunit les grains, secoue les solidarités d’épis, envoie chacun rouler dans la rue, fermé dur dans sa cosse.


Dans le skytrain – machine qui bat au-dessus des trottoirs – sont des additions de masques. Blanc Javel, bleu tendre, vert hôpital; à motifs, oursons, fleurs ou camouflage; chirurgien, menuisier, masques PM25 avec groin de plastique – filtre à particules.


Au-dessus des trafics moins denses qu’à l’habitude, les trains continuent de rouler. La plupart des touristes ont décampé, mais le travail n’arrête pas, les corps se déplacent, s’assoient et se relèvent, s’activent ou attendent, dans les tours de bureaux, les centres commerciaux, les commerces de détail, dans les cafés et les restaurants. Business as usual : il faut bien faire tourner la roue, alimenter la grande batteuse. Pour impersonnelle que soit la machine, c’est à chacun personnellement qu’échoit la tâche de se protéger, de se masquer de se ganter. Le haut des visages reste nu, et les regards souvent trahissent la crainte, sur les trottoirs, dans les wagons, derrière le tourniquet du skytrain, quand le vigile braque sur les fronts son pistolet-thermomètre.


Sous la station Onnut, au niveau de la rue au niveau des grains, on nous pointe la même arme entre les yeux. 35 point 5, on nous dit, puis on nous laisse entrer. Sorte de terrasse sous les rails et les tours de condominiums, sous le ciel nocturne pollué de lumière, clairière de tables entourée de kiosques à bouffe et à bière. L’ami Jo va partir – il a son billet d’avion, il a son sac, et son stress qui l’aspire dans le téléphone. Notre avion à nous est demain matin – il faut rentrer vite, bientôt le ciel sera sans avions. À la table d’à côté sont deux Anglaises, en un instant elles se joignent à nous, on assèche ensemble des bouteilles de Chang. À l’Ouest le monde s’est arrêté, les rues sont désertes, les gens se planquent, les règles se resserrent, au retour on devra se mettre en quarantaine. Alors on vit cette soirée comme si c’était la dernière, comme si demain tout plaisir devait nous être confisqué.


On accompagne Jo vers ses valises, son départ, puis on retrouve Holly et Lauren à un autre bar, qui porte le nom d'un hors-la-loi : le Ned Kelly. Elles arrivent avec deux Ukrainiens qu’elles viennent de rencontrer dans la rue, une belle blonde et un homme au nez camus. Tous ensemble on boit, on fait des toasts, on rit aux éclats postillonnants. On échange nos fluides, on n’est pas sérieux : à l’Ouest on nous jugerait, et sévèrement, à raison sans doute. Il est bon parfois d'être dans le tort, et de danser sur le désastre dans un bar de Bangkok, avec des Anglaises et des Ukrainiens dévergondés.


Holly nous demande notre signe astrologique; We’re not there yet, on répond. Yes, we are, elle réplique. On n’a qu’une nuit, il faut tout vivre en condensé. On joue avec le Purell, on en verse sur la table, dans la bière, on en verse sur nos langues. Holly s'en sert comme lubrifiant et se met à masturber notre quille de Chang : ce n’est pas sérieux. It’s my best pandemic ever! on crie, comme si c’était une chose à dire.


Lauren veut aller dormir, et Holly la suit... tant pis! Entre-temps une grande Thaïe est arrivée, Aor, amie des Ukrainiens. En moins de deux nos yeux s'agacent, nos pieds se trouvent sous la table. On lui cherche noise. You’re naughty, on lui dit, et elle danse sur sa chaise, se croise-décroise les jambes, se tortille chattement. You’re dangerous, elle dit, comme si j’avais le corona. On danse au bar d’à côté, on s'attire, on se colle, elle résiste : I don’t do one night stands, oui mais c'est tout ce qu'on a, une nuit! Notre avion décolle à 9 h. Finalement on laisse tomber... tant pis! On se traîne jusqu’à notre auberge, le Hide Bangkok terré au fond d'une petite soi. À 3 h du matin le téléphone vibre : c’est Aor qui dit Viens me chercher. À son haleine est accrochée l'odeur du sexe de la belle Ukrainienne.


Et sous l’autoroute de béton qui dort, sous la batteuse qui reprendra son train, on échange avec Aor tous les fluides qui restent. On s’embrasse, on se déshabille, on se lèche. La machine s’est tue, mais la femme crie, crie très fort, par deux fois, sous le toit de l’auberge presque vide. Entre ses cuisses est une cosse ouverte et chaude, et dans la cosse un grain d'or qui bat.

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